dimanche 17 avril 2011

Hillel, son sandwich et les deux Pessa'h

Le second sacrifice de Pessa'h
La plus grande partie des lois de Pessa'h sont celles relatives au Qorban Pessa'h, le "sacrifice pascal".
Dans son introduction aux lois relatives au Qorban Pessa'h, Maïmonide ne recense pas moins de seize commandements à ce sujet, quatre commandements positifs et douze commandements négatifs !
Le quatrième de ces commandements consiste à offrir le second sacrifice de Pessa'h ou "Pessa'h Shéni". Ce sacrifice devait être abattu exactement un mois après celui du premier Pessa'h, soit le 14 iyar après-midi et concernait les individus qui, lors du premier Pessa'h, celui de nissan, se trouvaient soit en état d'impureté, soit éloignés de Jéusalem, soit empêchés par un cas de force majeure d'offrir le sacrifice pascal, soit encore ayant par inadvertance oublié de l'offrir.

Hillel, précurseur de John Montagu, 4th Earl of Sandwich (même Wikipedia le dit !)
La neuvième étape du sédèr est celle de Korèkh.
Elle consiste à consommer le volume d'une olive de la troisième matsa, avec le volume d'une olive de marror (herbes amères), le tout trempé dans de la 'harossèt.
Avant de consommer ce "sandwich pascal" on récite la formule suivante :
En souvenir du Temple, comme Hillel l'Ancien qui les enroulait et les mangeait en une seule fois, afin d'accomplir les paroles du verset : "Ils le mangeront [le sacrifice de Pessa'h] avec des matsot et des herbes amères" (Nombres 9:11).

Le Talmud (Pessa'him 115a) rapporte que Hillel avait l'habitude de manger ensemble la matsa et les herbes amères, tandis que les Sages étaient en désaccord avec lui et pensaient qu'il fallait les manger séparément car si on les mangeait ensemble, le goût d'un aliment annulerait celui de l'autre et l'on ne serait alors quitte d'aucune des deux obligations, ni de celle de la matsa, ni de celle du marror.
Pour appuyer son opinion, Hillel cite donc un verset qui se trouve dans la lection Beha'alotékha : "Ils le mangeront [le sacrifice de Pessa'h] avec des matsot et des herbes amères" (Nombres 9:11).
Il y a là une anomalie patente car ce verset ne parle pas du premier sacrifice de Pessa'h, celui que l'on doit manger le 15 nissan, mais du sacrifice de rattrapage, le "Pessa'h Shéni".

Pourquoi donc apporter une preuve de ce texte alors qu'il existe un autre verset, dans la lection Bo qui aurait pu appuyer l'enseignement de Hillel et qui, quant à lui, parle bien du premier Pessa'h : "Et l'on mangera la viande [du sacrifice] cette même nuit ; on la mangera rôtie au feu et accompagnée de matsot et d'herbes amères" (Exode 12:8) ?!

De nombreuses réponses ont été proposées pour résoudre cette énigme, en voici trois :

1. La réponse du 'Hatam Sofer (R. Moshé Schreiber de Presbourg, 1762–1839)
Pour le 'Hatam Sofer, la différence entre les deux versets est évidente.
Dans le cas du premier Pessa'h, le livre de l'Exode indique qu'il y a deux obligations : d'une part celle de manger du sacrifice de Pessa'h et d'autre part celle de manger de la matsa. Dans ce contexte, il n'y a pas d'obligation indépendante de manger des herbes amères, ces dernières ne venant qu'en accompagnement de la consommation du sacrifice de Pessa'h.
En revanche, dans le cas du second Pessa'h, non seulement il n'y a pas d'obligation indépendante de manger des herbes amères, mais il n'y a pas non plus d'obligation indépendante de manger de la matsa. Herbes amères et matsa viennent toutes deux en simple accompagnement du sacrifice.
C'est pourquoi Hillel a choisi le second verset, afin de montrer que même deux aliments ne peuvent annuler le goût du sacrifice de Pessa'h qui constitue l'essentiel de la mitsva.

2. La réponse du Ginzé Yossef (R. Yossef Schwartz de Grosswardein)
La raison pour laquelle les Sages prescrivent de manger séparément matsa et herbes amères est qu'une mitsva annule l'autre, puisque lorsque nous mangerions les trois mesures (une de matsa, une de maror, une de sacrifice pascal) chaque mesure serait annulée par les deux autres selon le principe de "bitoul bé-rov" ou d'annulation de la minorité par la majorité.
Hillel quant à lui pense que les mitsvot ne s'annulent pas les unes les autres et choisit comme appui le verset des Nombres qui prescrit de consommer les trois aliments ensemble. Mais alors la question revient : pourquoi ne pas tirer le même enseignement du verset de l'Exode ?
Selon le Peri Megadim, la règle d'annulation d'un élément minoritaire (bitoul bé-rov) ne s'applique pas pour les Noa'hides (les descendants non juifs de Noa'h). Or, au moment de la Sortie d'Egypte, les Hébreux, qui n'avaient pas encore reçu la Tora, avaient encore le statut de Noa'hides. La règle d'annulation ne s'appliquant pas donc pas à eux, il n'y avait pas à craindre qu'ils mangent des trois aliments ensemble. Le verset de l'Exode n'aurait donc rien prouvé à cet égard. Seul le verset des Nombres qui est postérieur au don de la Tora permet d'établir clairement, selon Hillel, que les mitsvot ne s'annulent pas entre elles, par exception à la règle de bitoul bé-rov.

3. La conclusion du R. Yeho'shoua' Roqéa'h de Belz (1825-1894)
A notre question - posée non seulement par le 'Hatam Sofer mais également par le Sar Shalom de Belz - répond comme suit R. Yeho'shoua' de Belz (fils du précédent) :
En vérité, le texte de la Haggada qui précède la consommation du Korèkh doit être lue comme une prière, une supplication. Nous qui n'avons plus aujourd'hui de Temple prions pour qu'il soit reconstruit dans les plus brefs délais, c'est-à-dire avant même le second Pessa'h qui nous attend dans un mois. Il est donc bien naturel d'apporter comme verset celui parle de ce deuxième Pessa'h plutôt que celui qui parle du premier !
Il faut d'ailleurs remarquer que le texte de la Haggada indique "afin d'accomplir les paroles du verset..." c'est-à-dire de les concrétiser matériellement dès Pessa'h Shéni de cette année !

Lorsque cette réponse fut rapportée au Sho'el ou-Méshiv (R. Shaoul ha-Lévi Nathansohn de Lvov, ob. 1875) il en fut étonné. En effet, la règle de "rattrapage" du sacrifice de Pessa'h lors de Pessa'h Shéni ne s'applique qu'aux individus et non pas à la communauté dans son ensemble. Dans ces conditions, la réponse du Rebbe de Belz, bien que séduisante, n'est pas conforme à la loi talmudique.

Cette remarque arriva aux oreilles du Rebbe de Belz qui répondit à l'objection en citant un passage du Talmud de Jérusalem (Pessa'him 63b). Il y est demandé quelle serait la marche à suivre dans le cas où le Temple serait reconstruit entre le premier Pessa'h et le second. Suivrait-on le principe cité selon lequel le second Pessa'h ne permet qu'aux individus de se rattraper ou l'étendrait-on à la communauté ?
Dans un cas pareil, l'avis de Rabbi Yehouda est que l'ensemble de la communauté devra célébrer le second Pessa'h. Selon cet avis, la question du Sho'el ou-Méshiv est donc résolue.

Puissions-nous, par le mérite des illustres maîtres et par celui des mitsvot de Pessa'h, avoir la joie d'accomplir la halakha enseignée par Rabbi Yéhouda dès cette année !

D'après la Haggada Shalal Rav éditée par R. Avraham Israël Rosenthal (Jérusalem, 2003 -- avec ma reconnaissance à mon ami Emmanuel Cohen qui m'a offert cet ouvrage).

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