lundi 6 avril 2009

L’Ame d’Israël

« La Tora s’est exprimée vis-à-vis de quatre fils : le sage (‘hakham), l’impie (rasha’), le simple (tam) et celui qui ne sait pas questionner (she-eno yode’a lish’al) ».

Lorsque l’auteur de la Haggada s’exprime de la sorte, il signifie que des versets de la Tora s’adressent directement à chacun de ces quatre enfants. Mais alors que l’on se serait attendu à ce que chacun d’entre eux ait droit à « son » verset, il s’avère qu’un même verset s’adresse à l’impie et à l’enfant-ne-sachant-pas-interroger : « C’est pour cela que D. a agi en ma faveur lorsque je suis sorti d’Egypte » (Exode 13:8). Or là où l’attitude préconisée vis-à-vis de l’enfant-ne-sachant-pas-poser-de-question est conciliante, voire avenante : « Ouvre la discussion avec lui… », l’impie est traité sans ménagement : D. a agi « en ma faveur et non en sa faveur, c’est-à-dire que s’il avait été à l’époque en Egypte, il n’aurait pas été délivré ».

Comment expliquer une inégalité de traitement entre ces deux fils pourtant a priori « régis » par le même verset ?
D’autre part, qu’on adresse une invite au dialogue à un enfant inapte au questionnement est facilement compréhensible. Mais pourquoi exclure d’office le second de manière si définitive : « s’il avait été là-bas, il n’aurait pas été délivré » ?

De fait, nous trouvons différentes approches vis-à-vis de ce « fils impie » chez nos Sages.

La première approche, explicitée par le Rebbe de Piaseczno (Rabbi Kalonymos Kalman Shapira, 1889-1943), repose sur la compréhension particulière d’une notion clé, celle d’appartenance à la communauté d’Israël.

Pour nos Maîtres, appartient véritablement à la communauté d’Israël celui qui étudie la Tora et participe au service divin. C’est ce qu’exprimait par exemple Rav Sa’adia Gaon (892-942) lorsqu’il déclarait : « Notre nation n’est une nation que par sa Tora » (Emounot ve-De’ot, III:7).
Mais étant donné qu’il existe une unité primordiale englobant tous les juifs, les mitsvot réalisées par l’un d’entre eux « illuminent » naturellement l’ensemble des autres. Le principe selon lequel « celui qui se repent, on lui pardonne à lui, mais aussi au monde entier » (Yoma, 86b) en est une illustration notoire.

Et il s’agit bien d’une entité primordiale, originelle, car la communauté d’Israël n’est pas conçue par nos Maîtres comme un agrégat a posteriori d’éléments séparés, fussent-ils semblables. Ce n’est pas une communauté dont on constate l’existence rétroactivement. Son idée préexiste à ses membres.
Même si les concepts sous-jacents sont bien différents, nous pouvons reprendre les mots d’Ernest Renan – répondant en 1882 à la question Qu’est-ce qu’une nation ? – pour décrire la communauté d’Israël dans la pensée de nos Maîtres : c’est « une âme, un principe spirituel » (chap. III).
Chaque juif est rattaché à cette Ame d’Israël, de même que les branches, les feuilles et les fruits sont rattachés à l’arbre. Cette métaphore est d’autant plus parlante qu’à l’évidence, un amas de branches, de feuilles et de fruits ne constituera jamais un arbre.

Celui qui s’isolerait dans son individualité propre, séparé des autres, ne pourrait donc accéder à cette Ame ; plus grave encore, il ne pourrait être en relation avec D. en tant que juif, car c’est via cette Ame collective que se joue la relation spécifique existant entre D. et la communauté d’Israël, comme le Zohar l’énonce à sa manière : « Trois degrés se lient l’un à l’autre : le Saint béni soit-Il, la Tora et Israël » (Zohar, A’haré Mot, III:73a).

C’est pourquoi, à chaque génération, le service divin des justes consiste à annuler leur ego, à ne faire aucun cas de leur personne et à s’abandonner au seul amour d’Israël, au point de se fondre littéralement dans cette Ame d’Israël. Comme l’a enseigné Rabbi Aqiba : « Aime ton prochain comme toi-même est un grand principe de la Tora » (Sifra, Qedoshim, § 4) ; il ne s’agit pas simplement de se rapprocher de la communauté, il s’agit de s’en rapprocher précisément par la Tora, de manière à atteindre l’Ame de la Tora.

Le Rebbe de Piaseczno – lui qui, à l’instar de Rabbi Aqiba, mourut en martyr dans le Ghetto de Varsovie en 1943 – poursuit en précisant que même « les simples hommes que nous sommes » peuvent progressivement révéler en eux cet enracinement en l’Ame d’Israël.
En effet, même s’il nous est difficile de parvenir à un tel niveau d’annulation de notre moi, notre rattachement naturel à l’Ame d’Israël nous permet de nous en rapprocher.
De quelle manière ? En s’efforçant de réduire la portée de nos désirs, de soumettre celles de nos aspirations qui ne sont alimentées que par notre amour propre, en nous préoccupant du bien de nos prochains, en faisant preuve de sympathie avec eux, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire de savoir partager leurs souffrances comme leurs joies.
Bien que même le fait de ressentir plus intensément les angoisses de son prochain que les siennes propres ne soit pas encore – de l’avis du Rebbe de Piaseczno – un signe tangible d’une annulation de son moi, peu à peu, grâce à ce travail sur soi, cette dimension gagnera forcément en ampleur.

Ainsi, lorsque l’on s’adresse à l’enfant-qui-ne-sait-pas-poser-de-question, on peut l’inclure « naturellement » dans la communauté d’Israël, lui qui est de fait associé aux mitsvot des autres juifs. Mais quant à l’impie, celui qui s’est « volontairement exclu de la communauté », il ne peut prétendre à un traitement égal.

Ainsi la Haggada continue : « Et puisqu’il s’est lui-même exclu de la communauté, toi aussi, agace-lui les dents ». L’impie dont il s’agit n’est donc pas le simple fauteur qui, malgré ses fautes, reste un enfant de D. à part entière (Qiddoushin, 36a), mais d’une personne ayant coupé ses attaches par son comportement et son mode de pensée.

Que signifie d’ailleurs cette expression étrange utilisée par l’auteur de la Haggada pour décrire l’attitude à avoir vis-à-vis de l’impie : « agace-lui les dents » (haqhé èt shinav) ?
« Ben Bag-Bag enseigne : N’entre pas dans le domaine de ton prochain sans permission, de peur de passer à ses yeux pour un voleur ; brise-lui plutôt les dents et dis-lui : Je prends ce qui m’appartient ! » (Baba Qama, 27b). Selon Rashi, l’expression « brise-lui les dents » est à comprendre comme : « prends-lui de force ton dû ». C’est-à-dire que selon Ben Bag-Bag, il est préférable d’arracher de force à quelqu’un ce qu’il nous doit, plutôt que de le lui dérober et de risquer de passer de la sorte pour un voleur.

En nous enjoignant d’« agacer les dents » de l’impie, la Haggada vient donc nous enseigner que même l’impie aurait dû être illuminé par le service divin accompli par les autres juifs, en seule vertu de son appartenance originelle à la communauté d’Israël. Toutefois, étant donné qu’il s’est exclu de cette communauté, je suis en droit, de force, de lui retirer ce bénéfice.
Pour filer la métaphore végétale déjà utilisée, la langue du Talmud ne désigne-t-elle pas un hérétique comme une personne « ayant coupé les plants », s’étant « déracinée » ?

Une seconde approche quant au « fils impie » est défendue par Rabbi Mena’hem Mendel de Riminov (ob. 1815), l’un des plus illustres disciples de Rabbi Elimélèkh de Lizensk.
Des sources ‘hassidiques rapportent qu’il refusait catégoriquement de qualifier le deuxième des quatre fils de la Haggada d’« impie » (rasha’). Certains vont même jusqu’à affirmer que le Rebbe aurait définitivement rayé ce mot de sa Haggada pour le remplacer par une expression neutre, dénuée de toute connotation péjorative : « ha-ben ha-shéni », « le deuxième fils », tout simplement. [On sait, par ailleurs, que le Rebbe de Loubavitch (1902-1994) parlera quant à lui d’un « cinquième fils », celui qui n’est pas même attablé au sédèr et qu’il s’agit donc avant tout de rapprocher (Appel de Pessa’h 1957).]

Selon Rav Issakhar Teichtal (1885-1945), le Rebbe de Riminov ne voulait pas qualifier le deuxième fils d’impie parce qu’il était d’avis que lui aussi serait amendé et délivré lors de la rédemption finale. Il note en complément avoir découvert par la suite que cette idée était déjà présente, à deux occurrences, dans un ancien texte du Midrash, la Pesiqta Rabbati.

Dans un premier passage, la Pesiqta met en scène le Messie déclarant à D. : « Maître du monde, c’est de gaieté de cœur et d’âme que j’accepte [toutes les souffrances qui pourront m’être infligées] à condition que pas un seul individu d’Israël ne soit perdu ».

Dans un second passage, également relatif aux temps futurs, la Pesiqta indique que le Messie aura un effet expiateur même pour ceux qui l’auront moqué ou n’auront pas cru en sa venue. Eux non plus ne seront pas perdus.

Puissions-nous donc tous mériter d’assister à ces événements promptement et de nos jours, ainsi qu’il est dit : « C’est en Nissan qu’ils furent délivrés, c’est en Nissan qu’ils seront à nouveau délivrés dans le futur » (Rosh ha-Shana, 11a).

D’après :
- Rabbi Kalonymos Kalman Shapira, Esh Qodesh (discours prononcé dans le Ghetto de Varsovie à l’occasion de Pessa’h 1941).
- Rav Issakhar Teichtal, Em ha-Banim Seme’ha, ch. I, n. éd. p.75-76 (ouvrage écrit depuis sa cachette à Budapest pendant la guerre et publié en 1943).

1 commentaire:

Unknown a dit…

Merci Emmanuel pour ce magnifique dvar Torah, dans l'attente de noombreux autres du meme acabi..

PESSAH CACHER VE SAMEAH