mardi 15 avril 2008

Pessa'h : Se réjouir de la défaite de nos ennemis ?


La célébration de Pessa’h est pour nous le moyen de revivre, lors du sédèr, notre sortie d’Egypte et de commémorer, au septième jour de la fête, l’heure cruciale où Pharaon et ses armées sombrèrent dans les flots de la Mer Rouge.
Dès lors, une question morale toute simple se pose : s’il est juste de célébrer notre délivrance, doit-on pour se réjouir de la défaite de nos oppresseurs ?
Est-il moral de fêter la mort d’autres hommes, fussent-il nos pires ennemis ?

Dans son célèbre opuscule Emouna ou-Bita’hon (III, 1), le ‘Hazon Ish nous rappelle un principe essentiel : "Les devoirs moraux ne font parfois qu’un avec les décrets de la Halakha, et la Halakha est le critère de l’interdit et du permis dans la doctrine de la morale."

Que dit donc la Halakha à ce sujet ? "Tous les jours des demi-fêtes [de Pessa’h] ainsi que les deux derniers jours de fête, on dit la version abrégée du Hallel, comme à rosh ‘hodesh" (Shoul’han Aroukh, Ora’h ‘Hayim, 490:4).

Le Touré Zahav (ad loc., § 3) en explique la raison : "Parce que le septième jour de Pessa’h est la date à laquelle les Egyptiens ont été noyés dans la Mer et que le Saint béni soit-Il a dit [aux anges] : mes créatures sont en train de se noyer et vous voudriez entonner un cantique ?!" Cette même raison est déjà rapportée par le Maharsha (sur Bérakhot 9b) mais "au nom des A’haronim [des auteurs postérieurs au Shoul’han Aroukh]".

Rabbi Yehezqel Landau pose la question suivante dans le Tsla'h [Tsiyoun le-Nefesh 'Haya] : pourquoi le Maharsha cite cet enseignement au nom des A’haronim alors qu’il apparaît de manière explicite dans le Talmud (Méguila 10b) ?

A cette question R. Aqiva Eiger répond que le Maharsha ne considère pas que cette opinion soit retenue concernant les hommes. Et de fait, c’est vers les anges que D.ieu s’est tourné en disant : "mes créatures sont en train de se noyer et vous voudriez entonner un cantique ?!", pas vers les hommes.

Israël quant à lui aurait le droit de prononcer un cantique, puisqu’à d’autres époques, comme celle de Haman, ce sont les ennemis d’Israël qui se sont réjouis. On peut donc dire précisément qu’il est "humain" de se réjouir et de louer D.ieu lors de la défaite de son ennemi.

D’ailleurs, la suite du passage de Méguila cite un épisode du deuxième livre des Chroniques (ch. 20) relatant l’attaque préventive réalisée par le roi Yoshafat contre la coalition des Moabites, des Ammonites et d’une partie des Maonites qui s’apprêtait à fondre sur le royaume de Juda.
Durant le combat même, les armées du roi Yoshafat furent accompagnées de chanteurs entonnant cantiques et louanges. Après la victoire, "tous les hommes de Juda et de Jérusalem, dirigés par Yoshafat, se mirent en route pour retourner à Jérusalem, transportés de joie, car l’Eternel les avait mis en joie à propos de leurs ennemis. Ils entrèrent donc à Jérusalem, au son des luths, des harpes et des trompettes et [se rendirent] au temple de l’Eternel."

Cet épisode va dans le sens du Maharsha : il est licite pour Israël de se réjouir de la défaite de ses ennemis.

Mais Rabbi Yo'hanan relève toutefois une anomalie dans le récit. La formule de louange habituelle est en effet : "Rendez grâces au Seigneur, car il est bon, car sa bonté est éternelle !" ("Hodou la-Shem ki tov ki le-'olam 'hasdo"). Or, dans notre épisode, la formule "car il est bon" (ki tov) est omise, la phrase entonnée étant simplement : "Rendez grâces au Seigneur, car sa bonté est éternelle !"
L'omission de la formule "car il est bon" indique ici que D.ieu ne considère pas la chute des impies comme un bien intrinsèque, mais qu'il convient quand même pour Israël de prononcer une louange à cette occasion. Cette omission permet en quelque sorte de concilier ces deux éléments quelque peu contradictoires.

C’est pourquoi le Maharsha finit son commentaire en citant un autre passage du Talmud (Erkhin 20b). Dans ce passage, il est question de la récitation du Hallel aux diverses occasions de l’année. Le principe qui y est énoncé est le suivant : dès lors que les sacrifices d’un jour se distinguent, il y a prononciation du Hallel. C’est par exemple le cas les huit jours de Soukkot, où chaque jour de fête est marqué par des sacrifices différents.
Mais dans le cas des derniers jours de Pessa’h il n’y a pas de différence dans les sacrifices ; aussi ne convient-il pas de prononcer le Hallel complet, mais tout au plus une version abrégée.

Il ressort donc en conclusion, si l'on suit l'avis du Maharsha, que la raison de la halakha selon laquelle on ne prononce pas le Hallel complet les derniers jours de Pessa’h est plutôt la dernière citée, d’ordre purement "technique", juridique.
Pourtant tous les auteurs, depuis le Bet Yossef et jusqu’au Mishna Beroura, rapportent la même raison au nom du Midrash : il serait indécent de se réjouir de manière ostensible alors que des créatures divines sombrent dans la mer.

C'est peut-être là l'un des aspects du génie de la Halakha, qui sait occulter la vraie source d’une loi pour mieux exalter la noblesse de nos sentiments, au-delà de ce que la Loi elle-même exigerait de nous.


D'après R. Aqiva Eiger, Gilyon ha-Tsla'h, traité Bérakhot 10a.

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